Revue La Phalère, Hors série : Un demi-siècle en l’honneur des « Arts et Lettres »

Préface

par Monsieur Frédéric Mitterrand
Ministre de la Culture et de la Communication

S’il est vrai que les artistes sont stimulés surtout par leurs propres idéaux, leurs exigences et leurs rêves, ils ne peuvent vivre et, moins encore, s’épanouir, sans reconnaissance. A l’estime des connaisseurs et à l’admiration du public, l’Etat ajoute un complément indispensable : la reconnaissance du pays dont les créateurs ont exalté le nom par la qua- lité, la grâce et souvent l’audace de leurs œuvres. C’est pour exprimer la gratitude et la considération de tous que l’ordre des Arts et des Lettres a été créé, il y a plus de cinquante ans, en 1957, par Jacques Bordeneuve, alors secrétaire d’Etat aux Arts et Lettres. Or, André Malraux et le Général de Gaulle s’accordèrent pour conserver et vivifier cet ordre encore jeune, alors même que la plupart des autres distinctions durent disparaître pour être fondues dans l’ordre national du Mérite. C’est le signe qu’ils avaient pleinement conscience du caractère exceptionnel de la reconnaissance que l’Etat apporte aux artistes – un élément clé de ce que l’on appelle l’« exception culturelle française ». Il suffit de consulter les listes des premières promotions – Marc Chagall, Jules Romains, Georges Braque, André Maurois et tant d’autres – pour comprendre le prestige dont cet ordre a immédiatement été revêtu. Malraux pouvait déjà noter : « Cet ordre est respecté et envié des artistes, des écrivains, des créateurs. Le supprimer serait une insulte à ceux qui l’ont et une déception pour ceux qui y aspirent ».

Il était légitime de célébrer dignement le cinquantième anniversaire de cette distinction aussi rare que prisée. C’est pourquoi, en écho à sa première édition, une promotion exceptionnelle de dix-sept personnalités avait été décidée, dans laquelle figurent notamment, au grade de commandeur, les grandes historiennes et philosophes Elisabeth Badinter et Mona Ozouf. C’est pourquoi aussi un colloque éclairant avait rassemblé et confronté les savoirs et les points de vue de spécialistes sur l’art et la manière dont la France a su mettre en place et développer cette politique de l’honneur en faveur des artistes. Leurs études suivent les méandres qui ont permis de créer, année après année, une véritable Académie idéale des arts et de l’esprit. A l’heure où nous célébrons les cinquante ans de la création de notre ministère, ce regard rétrospectif sur les “Arts et Lettres” était plus qu’opportun : il nous rappelle à notre mission de restituer, par notre soutien et par notre hommage, une infime fraction de ce dont nous comble la générosité sans bornes des artistes et des créateurs.

Éric Ledru
président

Résumés

Un précurseur de l’ordre des Arts et des Lettres : l’ordre de Saint-Michel,

par Benoît de Fauconpret

Créé par Louis XI en 1469, l’ordre de Saint-Michel connaît à partir du XVIIe siècle une profonde mutation, en se transformant en ordre de mérite civil. On y admet dès lors des administrateurs, médecins, magistrats, manufacturiers, mais aussi de nombreux architectes, peintres, graveurs, sculpteurs, et gens de lettres. À ce titre, Saint-Michel peut très justement être considéré comme le précurseur de l’ordre des Arts et des Lettres. Cette communication donne donc un aperçu sur l’ordre de Saint-Michel sous l’Ancien Régime, son organisation, ses décorations et costumes de cérémonie, ses membres les plus notables dans le domaine des arts (ainsi Le Nain, Hardouin-Mansart, Le Nôtre, Rigaud, Rameau, Soufflot, Pigalle…). Supprimé sous la Révolution avec les autres ordres royaux, Saint- Michel renaît en 1814 pour décorer de nouveaux artistes (Gérard, Gros, Bosio…), avant de disparaître en 1830 avec la monarchie.

La création de l’ordre des Arts et des Lettres et les autres ordres ministériels, 1870-1957

par Anne de Chefdebien

Le prestige international de la culture française et l’autonomie grandissante de la direction des Beaux arts – qui n’allait pas tarder à s’émanciper en secrétariat d’État puis en ministère – tout militait en faveur de la création d’une décoration spécifique adaptée au monde de l’art et de la littérature. D’ailleurs, la tendance était à la création de décorations spécialisées. L’ordre des Arts et des Lettres, l’un des benjamins de la grande famille des ordres ministériels, est donc né il y a 50 ans, le 2 mai 1957. Son prestige fut immédiat et la création du ministère des Affaires culturelles le 3 février 1959 lui donna ses lettres de noblesse. La personnalité d’André Malraux permit en effet à l’ordre, encore tout jeune, d’affronter la réforme drastique des ordres ministériels lors de l’institution de l’ordre national du Mérite en 1963.

Les insignes de l’ordre des Arts et des Lettres

par Régis Singer

Par la beauté et l’harmonie de sa forme, l’élégance et la simplicité de ses couleurs, l’insigne de l’ordre des Arts et des Lettres, est à lui tout seul une véritable œuvre d’art ! C’est aussi l’une des rares décorations pour laquelle ait subsisté une documentation assez complète sur les différentes phases de sa conception. Elle semble d’ailleurs avoir fait l’objet d’un véritable dialogue entre le fondateur de l’ordre, le secrétaire d’État aux Arts et Lettres Jacques Bordeneuve, et le créateur de l’insigne, le grand ferronnier d’art Raymond Subes. Après avoir présenté les différents projets d’insignes, l’étude propose quelques pistes pour mieux saisir et apprécier la symbolique de la croix et du ruban.

 

Le Conseil de l’Ordre et la première promotion des Arts et des Lettres : un regard sur les hommes de culture en France au mitan du XXe siècle

par Pascale Goetschel

A quel projet correspond la création de cette nouvelle décoration dans les derniers mois de la IVe République ? L’examen de la première promotion des « Arts et Lettres » permet d’esquisser quelques réponses. Elle présente en effet plusieurs caractéristiques. On peut y distinguer un fort attachement à la tradition, sans que le souci de renouvellement soit complètement occulté. Mais cette « promotion 1957 » propose cependant une image tronquée de la création artistique – pas de danse, pratiquement pas de cinéma, une méfiance à l’égard de la provocation artistique. Finalement une double impression, ambi- valente, prévaut. Chez les commandeurs et les officiers, la consécration médiatique précède l’octroi de la décoration. Quant aux chevaliers, ils dessinent une galerie, non pas d’artistes officiels, mais de gens reconnus par leurs pairs plus que par le public. L’ordre des Arts et des Lettres se situerait donc entre connaissance et reconnaissance.

 

Les premières années de l’ordre des Arts et des Lettres, 1957-1963

par Edouard Vasseur

La présente étude vise à analyser les premières années de fonctionnement du Conseil de l’ordre des Arts et des Lettres, à partir des procès-verbaux du Conseil de l’ordre conservés pour la période 1957-1963. La création de l’ordre en 1957 et la nomination des premières promotions sont étroitement associées à la personnalité de Jacques Bordeneuve. Après son départ, l’ordre des Arts et des Lettres subit une période de « flottement » liée à la création du ministère d’Etat chargé des Affaires culturelles en 1958. Ce n’est qu’en 1961 que le cabinet d’André Malraux commence véritablement à s’intéresser à l’ordre, ce qui se traduit notamment par le rattachement du secrétariat du conseil au bureau du cabinet du ministre. C’est sans aucun doute cet intérêt croissant du ministre d’Etat pour l’ordre qui a permis son maintien lors de la réforme des ordres nationaux initiée par le général de Gaulle en 1962.

L’ordre des Arts et des Lettres et ses cousins, les décorations pour les artistes et les intellectuels en Europe. Deux exemples : le Portugal et la Roumanie

par Pierre Mollier

Il existe aujourd’hui plusieurs ordres qui peuvent être considérés comme des équivalents des “Arts et Lettres”. Dans une optique comparatiste, mais aussi, tout simplement, pour élargir notre horizon, nous voudrions en présenter deux : à l’extrême occident de la vieille Europe, l’ordre de Saint-Jacques de l’Epée du Portugal, à son extrême orient, l’ordre du Mérite culturel de Roumanie. Eloignés par la géographie, ils le sont aussi par leur histoire. Le premier, antique, nous vient en ligne directe du Moyen Âge quand le second est un produit typique de l’histoire du XXe siècle. Nous les avons choisis par ce qu’ils illustrent des problématiques phaléristiques importantes et complémentaires.

 

Résumés en anglais

par Gérald G. Guétat

 

A forerunner of the Order of the Arts and Letters : the Order of Saint-Michel

by Benoît de Fauconpret

The Order of Saint-Michel was founded by Louis XI in 1469. From the 17th century on, it has been deeply transformed into an order of civil merit. Were admitted then, not only administrators, doctors, magistrates, manufacturers but also many architects, painters, engravers, sculptors and writers. This is why the Order of Saint-Michel may be considered as the fore-runner of the order of arts and letters. The paper hereafter gives an overview of the Order of Saint-Michel under the ancient regime, its organization, its decorations and ceremony costumes, its most notorious members in the field of the arts (as Le Nain, Hardouin-Mansart, Le Nôtre, Rigaud, Rameau, Soufflot, Pigalle…). It was abolished under the Revolution as well as the other royal orders and was reinstated in 1814 to reward new artists (Gérard, Gros, Bosio…) before being abolished again in 1830 together with the monarchy.

 

The foundation of the Order of Arts and Letters and the others ministerial orders. 1870-1957

by Anne de Chefdebien

The international prestige of French culture and the growing autonomy of the direction des beaux-arts – which was soon to be transformed into a state secretary, and then, into a ministry – were to prevail on the creation of a specific order dedicated to the world of arts and litterature. The foundation of specialized decorations was well into the trend of the time. The Order of the Arts and Letters, the youngest among the family of ministerial orders, was born on May 2, 1957. Its prestige was immediate and the formation of the ministry of culture on February 3, 1959 was to give it its letters patent. The strong influence of André Malraux was a key factor behind the survival of this new decoration amid the drastic reform of the ministerial orders and the creation of the national merit order in 1963.

The badges of the Order of Arts and Letters

by Régis Singer

The medal of the Order of the Arts and Letters is, in itself, a remarkable work of arts thanks to its beauty, harmony in shape, elegance and simplicity in colours ! And, a rare exemple, a quite complete set of archives of each step of its design process has been preserved. It appears that Jacques Bordeneuve, its initiator and master art metalworker Raymond Subes maintained a true and fruitful dialogue during the whole process. The paper hereafter presents the various projects of medals as well as a few directions to help understanding and appreciating the symbolic of the cross and the ribbon.

 

The Council of the Order and the first honour of the Arts and Letters : a look at the men of culture in France in mid XXth century

by Pascale Goetschel

What was the project behind the foundation of this new order during the last months of the Fourth Republic? A look at the first list of honours helps finding some answers as it clearly shows some specificities. A strong attachment to the tradition is to be observed but not in total exclusion of renewal. The 1957’s list shows, howewer, an uncomplete picture of artistic achievements – no dance, nearly no cinema, a clear distrust against artistic defiance. A double and ambivalent image comes then to light. Establishing of a solid reputation in the media seems to be the key of access to the grade of commander and officer. But, the chevaliers seems to belong to another group of artists enjoying more recognition among their peers than in the public. So, the order of arts and letters would be positioned between knowledge and recognition.

The first years of the Order of Arts and Letters. 1957-1963

by Edouard Vasseur

This paper studies the first years of the administration of the council of the Order of Arts and Letters, based on its proceedings from 1957 to 1963. The order’s foundation in 1957 and the appointment of the first lists are closely bound to the personality of Jacques Bordeneuve. After his leaving, the Order of Arts and Letters underwent a period of uncertainty linked to the formation of the state ministry in charge of cultural affairs in 1958. It is only in 1961 that the cabinet of André Malraux started to show some interest in the order, leading to its re-attachment to the ministry’s cabinet. The state minister’s growing interest in the order clearly contributed to its continuation despite the reform of national orders started by General de Gaulle in 1962.

 

The Order of Arts and Letters and its cousins, the decorations for artists and intellectuals in Europe. Two examples : Portugal and Romania

by Pierre Mollier

Several orders today may be considered as equivalents to the Order of Arts and Letters. In a comparative view and also to widen our horizon, we shall introduce two of them : At the extreme west of old Europe, the order of Saint-Jacques of the Sword in Portugal, and, at its extreme opposite, the order of cultural merit in Romania. Geographically far from each other, they also differ much by their history. The first, an antic heritage, comes from the middle age in direct line. The second is a typical result from 20th century’s history. They will help discussing important and complementary phaleristic questions.